Dans l’exercice particulier qui est le mien, je suis en lien avec des personnes qui viennent d’apprendre qu’elles ont une grave maladie. En l’occurrence : le cancer.
En quelques secondes, des hommes et des femmes passent de l’état de santé à l’état de malades.
Elles arrivent sidérées par la violence de la nouvelle et incrédules.
Comment être malade lorsqu’on ne se sent pas malade ?
C’est peut-être la grande spécificité de la maladie cancéreuse. Lorsque je leur demande si elles sentent que quelque chose a changé, elles me répondent qu’elles ne sentent rien et qu’elles se sentent trahies par leur corps puisqu’elles sont malades sans en avoir souvent les sensations.
Mes confrères cherchent justement avec acharnement à diagnostiquer les maladies au stade infra clinique, c’est-à-dire avant tout symptôme. Mais qu’en est-il du retentissement psychologique d’une telle découverte ?
Malade, même racine que mal, autrement dit avoir quelque chose de mauvais. La langue française est souvent ambiguë. Si nous avons une maladie, nous sommes malades. Être malade c’est obligatoirement se sentir malade et donc ressentir dans son corps des symptômes qui étaient absents de la conscience quelques jours auparavant.
En quoi ce subtil distinguo est-il important lorsqu’il s’agit finalement de lutter contre une maladie potentiellement mortelle ? Peut-être dans ce que la sensation de maladie, l’état de maladie et le stress intense qu’il génère, influent négativement sur les capacités de résistance de notre corps.
Dans de nombreuses civilisations, dites archaïques, la maladie est toujours une agression extérieure à la personne et indépendante de sa volonté. La culpabilisation culturelle encore trop fréquente du malade dans nos sociétés : la maladie vécue comme une sorte de rédemption, de punition, de réparation, enclenche au contraire un processus d’appropriation qui met le patient dans une situation paradoxale : c’est ma maladie, elle fait partie de moi et donc en luttant contre elle je me retrouve à vouloir éradiquer cette partie. Combien de fois n’ai-je pas entendu : je me suis fabriqué un cancer, de toute façon c’est parce que je fumais, buvais, je suis trop stressé, je me suis négligé…etc.
Comment réussir à concilier le fait avéré que le cancer est du à de multiples facteurs avec la nécessité de mettre une certaine distance avec la maladie pour pouvoir sinon la rejeter du moins la neutraliser voir même l’accueillir ? Une attitude paradoxale d’ailleurs dans le monde médical : le cancer serait dû à des facteurs environnementaux, génétiques et/ou psychiques mais en même temps les techniques de visualisation demandent aux patients d’imaginer la tumeur comme un objet et tentent de déculpabiliser le patient. Il faut savoir que nous n’avons pas fait ce qu’il faut pour « garder la santé » mais finalement nous aurions les moyens de mettre la maladie à distance.
Cette question de l’intégration, de l’incorporation (ou non) de la maladie est au cœur même de toute réflexion autour de la prévention. Comment être en « bonne santé », prendre les bonnes mesures, garder notre corps et notre psychisme en « état de fonctionner » correctement ?
Nous ne pouvons éluder une réflexion autour de l’état de maladie. La prolifération des maladies, et particulièrement du cancer, est évidemment en lien avec le vieillissement de la population, les agressions environnementales mais sont-ce les seules raisons ? Et si les croyances entraient en ligne de compte. Pas les croyances religieuses mais les croyances autour de la vie, de la mort, du vieillissement…
Vieillir dans les croyances populaires actuelles, c’est obligatoirement se dégrader donc tomber en maladie. D’une façon quelque peu provocante nous pourrions aller jusqu’à dire que vivre c’est, à un moment ou un autre, être malade puisque la mort, extrémité incontournable, est, dans les croyances actuelles, presque toujours liée à la maladie.
À force de penser notre monde comme malade, à force de voir (de lire ou d’entendre) dans tous les médias des messages sur tout ce qui ne va pas, sur tout ce qui devrait être : beau, riche, sportif… la société dans son ensemble ne se sentirait-elle pas toujours en deçà des limites imposées par le politiquement correct, le bien-pensant. Finalement ne se sentirait-elle pas malade puisque jamais dans les normes ?
Il est facile de se sentir malade, d’être malade. Notre corps en déséquilibre permanent (l’homéostasie est un état d’ajustement permanent et pas un état d’équilibre, le seul équilibre parfait n’est atteint que dans les quelques heures qui suivent la mort) lutte à chaque instant pour harmoniser les déséquilibres. Avec succès sur la durée mais difficultés par moment. Un virus, une fatigue et avant de retrouver l’harmonie nous passons par un état que l’on qualifie de maladie. Mais est-ce vraiment un état ou simplement une façon de retrouver la bonne santé ?
La maladie ne serait-elle pas finalement la preuve de la santé ?
Dans l’étude des mécanismes psychologiques en lien avec la maladie nous trouvons le trop souvent décrié déni. Nous pourrions le traduire ainsi : je refuse de me sentir malade, je nie l’apparition d’une tumeur, d’une maladie quelconque. Je ne ressens rien donc je ne suis pas malade. Dans le monde des soignants cette attitude exaspère car elle est vécue comme une sorte de rejet de la réalité. Et si au contraire elle signifiait la réalité : j’ai une tumeur mais je ne suis pas malade. Les psychologues et psychanalystes diront alors que le patient est dans la « magie » c’est-à-dire qu’il essaie par une pensée irrationnelle d’exorciser la maladie.
Est-ce vraiment irrationnel ? La réalité est-elle univoque ? La science, la médecine sont-elles seules représentantes de la réalité ?
Nous savons tous que la réalité est multiple, nous parlons d’ailleurs de niveaux de réalité mais qui dit niveaux, dit aussi hiérarchie. La réalité de la maladie est-elle plus forte, plus présente que celle de la santé ? Dans une civilisation qui nomme tout, qui veut tout faire entrer dans des cases la réalité de la maladie rassure. Elle rassure d’abord le malade lui-même qui n’a pas été éduqué à considérer les « accrocs » nombreux de la régulation physiologique comme normaux. J’ai mal au ventre, je me sens fatigué, je ne suis plus aussi performant, je dors mal… il faut savoir ce qui se passe.
Elle rassure ensuite le médecin qui trouve sa légitimité dans l’établissement d’un bon diagnostic et de traitements « adaptés ».
Elle rassure aussi les autres…proches ou moins proches qui eux peuvent alors se sentir en bonne santé.
Mais une fois le diagnostic posé, que fait-on de la maladie qui vient d’être dévoilée ?
L’irruption du mortifère dans la vie quotidienne bouleverse les certitudes. Car la maladie est dans l’inconscient sœur de la mort. Découvrir une maladie grave nous met face à face avec la mort. Tout l’enjeu alors est de récupérer la vie qui semble tout à coup avoir disparue, effacée par la maladie comme vampirisée par la mort. Accepter la maladie comme un état, c’est-à-dire être malade c’est déjà être mort. La circonscrire, c’est-à-dire la rejeter comme un objet étranger, c’est aussi lui donner une importance qui risque fort d’occulter la vie. Alors comment avoir une maladie sans être déjà mort ? C’est tout l’enjeu de la médecine que de réussir à soigner sans faire disparaître la vie.
Dans le cadre du cancer, les traitements agressifs font une part belle au mortifère. Combien de patients se sentent-ils plus malades une fois la chimiothérapie commencée. Au point que nombre d’entre eux ressentent plus mal les effets de celles-ci que la maladie elle-même.
Bien sûr les médecins soignent dans la perspective de guérir la maladie mais les retentissements psychologiques d’une pathologie grave peuvent détruire la vie du patient alors même que la maladie d’origine est vaincue. Dans la toute-puissance que porte en lui le fantasme d’éternité, la vie ne peut être que synonyme de santé.
Alors comment « faire le médecin » et respecter la vie ? Cette réflexion est un véritable défi pour l’éthique médicale. La transparence à tout prix, soit disant demandée par les patients dans un souci de reprendre le pouvoir aux médecins rend la personne malade, elle vit alors son identité comme transformée. Et il est évident que l’attitude des proches, des collègues, des assurances ne fait que renforcer encore ce sentiment d’être différent, hors de la vie normale. La sagesse nous apprend qu’il est de bon ton de ne répondre qu’aux questions qui sont posées. Peu de patient posent clairement les questions. Ils déchiffrent nos regards, nos hésitations, nos mots (maux) alambiqués comme autant d’aveux d’impuissance et donc comme une condamnation à mort.
Nous devons changer, nous médecins, notre attitude face à la maladie. À force de la côtoyer nous oublions que c’est une personne que nous avons en face de nous. Lorsque nous lisons sur les paquets de cigarettes que « le tabac tue » nous personnalisons le vecteur et donc la maladie. Nous oublions que la vie ou la mort ne sont pas personnalisables. Elles ne sont que flux et reflux d’une énergie qui irrigue la machine perfectionnée de notre corps. La maladie n’est pas et ne doit pas être l’antithèse de la vie.
J’ai écrit ces quelques lignes plusieurs années avant la crise déclenchée par l’irruption du petit couronné dans nos vies. Et avant de connaître, moi aussi, l’expérience de la maladie. Rien de ce qui est écrit plus haut n’est à reprendre. Au contraire qu’il s’agisse du cancer ou de toute autre maladie, Covid compris, aucune n’a de pouvoir sur le Vivant. Beaucoup d’entre nous médecins ont, ces deux dernières années, oublié le sens de notre métier pour se mettre au service d’un « ordre » délirant. Celui que nous impose une politique sanitaire qui bien loin de nous permettre d’exercer notre art fait de nous des sois-niants, niant de leur propre compétence, niant de la relation aux patients et enfin niant du respect de l’autre. La mort n’est pas opposée à la vie mais la limite ultime de notre durée, démarrée le jour de notre conception. Le transhumanisme veut faire des humains augmentés, augmenté de temps peut-être mais augmentés de Vie certainement pas.